Conscience, pensée et langage
- Clément Marceau
- 18 juil.
- 5 min de lecture

En France je vois qu'il est normal de penser que tout commence par la pensée. Qu'est-ce que penser ?
Tel que je l'ai compris, penser est directement lié à notre capacité à articuler du sens à l'aide du langage.
À mes yeux il y a une confusion essentielle, implicite, dans l'esprit de la plupart de mes contemporains : pensée égal conscience. La conscience émergerait donc du sens articulé par des mots. Pourtant, assez tôt ma propre expérience a contredit cette idée. Je me souviens d'un cours de philosophie lorsque j'avais 18 ans. Le professeur commentait un texte de Saussure, arguant qu'il n'y a pas de pensée sans langage, et dans sa manière de le formuler, j'entendais qu'il n'y avait pas, pour lui, de conscience sans pensée.
C’est une thèse connue de certains philosophes analytiques et structuralistes du XXe siècle, comme Wittgenstein, qui dit « les limites de mon langage sont les limites de mon monde » (Wittgenstein, Tractatus Logico-Philosophicus).
Mais déjà Merleau-Ponty critiquait cette vision réductrice, en affirmant que « la parole ne traduit pas la pensée, elle l’accomplit » (Phénoménologie de la perception), reconnaissant ainsi l’existence d’un pré-langage corporel, perceptif.
Pourtant moi-même je passais beaucoup de temps dans la contemplation du monde, à danser entre mon imagination et mes perceptions sensorielles pour des durées de quelques minutes à plusieurs heures, sans qu'aucun mot ne soit prononcé par ma conscience, hormis parfois des répétitions de phrases entendues ailleurs, dans des films par exemple. Elle déroulait certes des images, nombreuses, des sensations, des émotions puissantes... mais pas de mot pour créer le sens. Pour moi, la pensée vient de l'observateur en soi, qui commente et cherche à pouvoir se faire comprendre d'un autre sujet (une autre conscience) au moyen du langage.
À mes yeux, il y a même un univers entier préalable au langage, et les quelques dizaines de milliers de mots que les humains ont créés peinent à décrire une infime partie de l'expérience consciente — pour ne rien dire de la réalité dans son ensemble. C’est une intuition partagée par Krishnamurti, pour qui le mot n’est jamais la chose. Et comme le disait Alan Watts : « Trying to define yourself is like trying to bite your own teeth. » (Essayer de se définir soi-même est comme essayer de mordre ses propres dents, The Wisdom of Insecurity).

Le langage m'apparaît comme le moyen de communication de la pensée, elle-même produit d'une part de moi qui observe, analyse, interprète, et commente. Si je ne savais formuler ce qui me traverse avec des mots, je n'en serais pas moins vivant et conscient. Le langage est même, en ce sens, très limité. Tout comme l'est la pensée. Le "Je pense donc je suis" de Descartes est pour moi équivalent de dire "je marche, donc je suis mes pieds".
Il n'avait pas tort de souligner l'existence dans l'expérience de pensée, mais Spinoza, déjà, élargissait la conscience à une totalité où « l’esprit et le corps sont une seule et même chose » (Éthique, II).
Antonio Damasio, neuroscientifique contemporain, renchérit en montrant que le sentiment précède la pensée consciente (L’Erreur de Descartes).
Pourtant notre culture nous pousse à mettre l'entièreté de notre attention sur nos pensées, au détriment de tout ce que nous sommes d'autre. Au détriment du reste de nous-mêmes, de ce qui nous place parmi les vivants. En voulant faire de notre singularité face aux autres animaux notre point d'attention principal, nous avons oublié que nous sommes tout de même des animaux, et nous avons émis un jugement moral sur le fait d'en être. Comme si la forme de conscience des autres mammifères avait une valeur intrinsèque inférieure à la nôtre parce qu'ils ne sont pas pourvus de la même capacité de pensée que nous...sans parler des autres classes d'animaux.
C’est ici que des auteurs comme Donna Haraway ou Vinciane Despret nous invitent à reconsidérer nos rapports aux non-humains. Ils parlent d’écologie de la relation, où l’intelligence et la conscience ne sont pas des monopoles humains.
Pourtant, ce que de nombreuses spiritualités nous apprennent, c'est que pratiquer notre animalité, mettre notre attention sur ce qui, dans notre expérience, est commun avec les autres vivants, tend à nous rendre plus calmes, plus satisfaits, plus équilibrés, plus heureux, que la majorité des activités issues de notre seule pensée rationnelle.
C’est ce qu’enseignent les sagesses orientales — le zen, notamment — où shikantaza (« simplement s’asseoir ») révèle une conscience sans pensée, un état d’unité sans effort. Le maitre tibétain Chögyam Trungpa parle de « repos dans la perception directe », et Eckhart Tolle écrit dans Le pouvoir du moment présent : « Vous êtes la conscience, pas vos pensées. »
Si tu pratiques l'attention sur ce qui est sans porter de jugement, sans nommer, sans réfléchir ; si tu fais ça comme on pratique un instrument : petit à petit, puis de plus en plus, jusqu'à ce que ça devienne un automatisme, ta conscience du monde, de ce que nous sommes, va changer d'elle-même. Et il est très probable que tu aimes ce que tu y trouves.

Dit autrement : nous avons confié à notre intellect la mission de donner du sens à l'existence avec ses concepts et ses mots, mais l'intellect est incompétent pour ce qui est du sens lorsqu'il s'agit pour nous d'un besoin vital ressenti: Il est fait pour créer, pour s'amuser, pour calculer.
Pas pour aller mieux, pas pour se sentir uni, pas pour ressentir que la vie a un sens profond dans tout son être.
Cette critique est au cœur de l'œuvre d’Iain McGilchrist, qui distingue dans The Master and His Emissary les fonctions du "cerveau gauche" (analytique, verbal) et du "cerveau droit" (global, incarné). Il montre comment notre civilisation a laissé l’émissaire (l’intellect) prendre le pouvoir, au détriment du maître (la perception intégrée du réel).
Dans le reste de ce que tu es, il y a des choses bien plus compétentes pour ça, et l'expérience nous montre qu'elles se situent dans ce que nous avons de commun avec les non-humains. Respire, bouge, mange en ne faisant rien d'autre, en prêtant juste attention à ce qui est là, sans juger, sans nommer. Pratique chaque jour, mal au début, trop rapidement, et puis de mieux en mieux... tu verras ton monde entier se transformer. Tu n'auras plus besoin de compensation, plus besoin de courir après des concepts avec anxiété, plus besoin de chercher l'attention et l'admiration des autres à l'aide des arguments les plus compliqués. Tout te sera fourni pour te sentir uni, entier, faisant partie du cosmos.
Parce que c'est une fonction de base de l'être vivant, que notre illusion de contrôle mental nous a fait oublier.
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